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Juin 2002

«Cest
notre Enron à nous!» aurait déclaré
un banquier suédois. Encore récemment
premier fournisseur déquipements électriques
mondial, ABB est aujourdhui au service des urgences.
Le point de rupture coïncide avec la décision
du groupe de se séparer de certaines activités
industrielles lourdes et de se ranger sous la bannière
du développement durable.
Y a-t-il un rapport
entre ABB et Enron? Chez les analystes financiers, en
tout cas, le rapprochement est immédiat. Business
Week parle «d'Enronite qui se répand».
Et un banquier suédois explique aux journalistes
que «c'est notre Enron à nous».
L'assimilation est sans doute excessive dans la mesure
où Enron constitue une escroquerie, avec un plein
de «comptabilité créative»
dans le domaine du négoce à court et moyen
termes de l'énergie. La comparaison porte davantage
sur la rapidité et sur la brutalité de
l'effondrement des deux entreprises. Menacé de
banqueroute en ce début d'année, ABB vient
d'obtenir un ballon d'oxygène bancaire. Que s'est-il
passé?
Asea-Brown Boveri, issu en 1987 de la plus grande fusion
industrielle européenne du siècle passé,
a continué, après ce fastueux mariage
helvético-suédois, à générer
de grandes innovations technologiques. En 1998 encore,
elle lançait un générateur à
haute tension, le «Powerformer», premier
générateur au monde permettant de fournir
de l'électricité directement au réseau
à haute tension sans passer par des transformateurs.
Premier
de la classe
Puis son charismatique président, Percy Barnevik,
annonçait un virage écologique net avec
l'engagement d'un membre influent du WWF comme conseiller
personnel avec titre de directeur. Entre-temps, le développement
durable est devenu le leitmotiv de la communication
interne et externe du groupe. «Le développement
durable, c'est comme la qualité, on ne peut pas
s'en passer», déclarait l'automne dernier
le nouveau directeur exécutif, Jörgen Centerman,
lorsque son entreprise se vit attribuer, pour la troisième
année consécutive, la première
place de l'indice de référence industrielle
du développement durable de Dow Jones (DJSI).
Virage
virtuel
Cette distinction vint juste avant la chute. En novembre
dernier, Percy Barnevik abandonnait son poste de président,
à la surprise générale. Puis, en
février, il quittait la direction d'Investor,
le groupe financier de la puissante famille suédoise
Wallenberg, qui exerce un contrôle minoritaire
sur ABB et sur d'autres multinationales. Cette démission
suivait d'une journée l'annonce des premières
pertes nettes de l'histoire d'ABB: 787 millions d'euros
en 2001.
L'action, qui culminait à 55 francs suisses en
février 2000, était tombée à
9 francs un an plus tard. En mars dernier, les agences
de rating abaissaient à deux reprises la notation
de la dette du groupe. Cette détérioration
financière coïncidait avec les révélations
sur les retraites dorées que s'étaient
accordées à l'arraché Percy Barnevik
(148 millions de francs) et son successeur immédiat
Göran Lindahl (85 millions).
Des montants peu compatibles avec les leçons
de morale prodiguées pendant des années
par les deux hommes sur la «gouvernance d'entreprise»,
la transparence et le développement durable.
Percy Barnevik était même entré
en 1994 au conseil d'administration du géant
industriel américain General Motors, avec la
mission particulière de veiller sur la pratique
de GM en matière de «gouvernance d'entreprise».
Les appétits financiers de Barnevik n'expliquent
pas tout. Une raison beaucoup plus stratégique
sous-tend la chute vertigineuse d'ABB. C'est la transformation
profonde du centre de son activité, comparable
à celle entamée par Alcatel. L'entreprise
a abandonné ses capacités de fabrication
d'ouvrages nucléaires et hydroélectriques
pour se tourner vers les technologies de l'information
et les éoliennes.
L'entreprise
sans usine
Si ABB n'utilise pas le terme d'«entreprise sans
usine», lancé par le PDG d'Alcatel, Serge
Tchuruk, l'esprit est le même: il s'agit d'abaisser
les coûts fixes par tous les moyens et de se procurer
du cash en vendant ce qui relève du «sale
boulot de la production» (dirty business of manufacturing),
comme l'a baptisé une étude de Strategy
Analytics.
Dans son introduction au rapport annuel sur le développement
durable, Jörgen Centerman reprenait in extenso
le credo «Small is Beautiful» des hippies
des années 70: «La décision de céder
nos activités traditionnelles de génération
à grande échelle à partir de centrales
nucléaires, hydroélectriques et à
combustibles fossiles a été dictée
par le bon sens économique. Mais elle a eu pour
corollaire la modification de notre profil environnemental».
Et d'annoncer, en juin 2000, que l'entreprise s'orientait
désormais vers des solutions d'énergie
décentralisée de petites tailles et de
nouvelles éoliennes de conception révolutionnaire.
Fleuron du développement industriel européen
et mondial pendant près d'un siècle, ABB,
à l'aube du nouveau millénaire, se rangeait
largement sous la bannière de l'économie
virtuelle («e-economy»), conformément
au rêve de «l'entreprise sans usine».
Bon calcul? Si, financièrement, un bénéfice
immédiat peut apparaître, à la longue
on cède des compétences, on perd des équipes
de travail et on ne contrôle plus la qualité
des productions. Vouloir fabriquer sans homme aboutit
à une impasse: comment créer de la richesse
réelle, physique, économique, si on sépare
l'intelligence et l'innovation dans la conception des
fabrications?
Monopoly
L'entreprise sans usine est cohérente avec l'idée
qu'il faudrait abandonner les moyens de production de
masse en matière électrique (nucléaire,
fossile, hydro), conformément aux objectifs de
la société post-industrielle préconisée
par les ONG d'inspiration écologiste. Mais comment
répondre alors aux formidables besoins en développement,
dans de vastes régions du monde, et en remplacement
et modernisation des infrastructures vieillissantes
dans les pays industriels?
En réalité, les décisions de MM.
Tchuruk ou Barnevik sont une simple adaptation à
la loi du court terme financier, sous le masque commode
du développement durable. Le monde observe avec
perplexité que des grands patrons souvent idolâtrés
par les médias vident les entreprises de leur
substance pour engager de vastes parties de monopoly
qui se soldent par des naufrages, pratiquement d'une
année à l'autre. Puis ils démissionnent,
non sans s'octroyer de faramineux dédommagements
aux dépens des caisses exsangues de leurs sociétés.
Mais nous vivons dans un monde où les choses
changent vite. L'économie virtuelle a de sérieux
ratés. A l'image du premier groupe media du monde,
AOL-Time Warner, qui annonce, en ce début d'année,
un déficit trimestriel de plusieurs dizaines
de milliards de dollars.
Un peu partout, le rêve des télécoms
tourne au cauchemar. Les équipementiers les plus
cotés annoncent des résultats en chute
libre et des dettes record. Les grandes entreprises
électriques européennes, espagnoles et
italiennes notamment, se débarrassent précipitamment
de leurs prises de participation dans les télécommunications
pour, comme elles disent, «nous recentrer sur
notre cur de métier».
De toute évidence, l'économie physique
n'a pas dit son dernier mot. Question de cycle.
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