Haut de la page




 Haut de la page




 Haut de la page




 Haut de la page

< Retour à la liste des lettres

Juin 1999
Les à-côtés de l'ouverture du marché

L'énergie est-elle un bien de consommation comme un autre? Autrement dit, les collectivités publiques pourront-elles se décharger complètement sur les forces du marché pour assurer l'approvisionnement des grands et des petits clients? Quelques événements récents dans des régions libéralisées devraient, pour le moins, nous inciter à une certaine prudence.

Une ville d'un million d'habitants, capitale d'un pays industriel, privée d'électricité pendant deux mois: la nouvelle, aussi incroyable qu'elle puisse paraître, n'avait pas été jugée digne d'intérêt par les médias européens. Or il y a quelques enseignements utiles à tirer de la mégapanne de courant qui avait paralysé Auckland au printemps 1998.

D'abord parce que la Nouvelle-Zélande était présentée jusque là comme un modèle de dérégulation du marché de l'électricité. Il est vrai qu'on a pu y observer dans ses œuvres l'efficacité d'une entreprise privée, lorsqu'elle est guidée uniquement par le profit: avec Mercury Energy, qui approvisionne Auckland, pas de suréquipement de production et de transport, pas non plus de sureffectifs attribués à la "maintenance inutile". Tout est calculé au plus juste et les actionnaires sont heureux.

Jusqu'à ce jour où trois des lignes à très haute tension qui amènent le courant vers la ville surchauffent et rendent l'âme. C'est aussitôt la pagaille complète. L'entreprise installe des générateurs d'urgence dans les grands hôtels internationaux et à la télévision néo-zélandaise. Un bateau générateur est amarré à quai pour fournir le minimum vital à la cité. L'approvisionnement normal ne sera finalement rétabli qu'au bout de deux mois de désordre et de bricolage.

La Californie, elle, est le pays du rêve écologiste, symbolisé par le plateau de Palm Springs hérissé de centaines d'éoliennes géantes. Là aussi, pas de surproduction avec des vilaines centrales polluantes. Point de compagnie publique hyperproductiviste qui construit des lignes inutiles et occupe un personnel surnuméraire. Jusqu'à ce 8 décembre 1998, où l'électricité s'arrête dans toute la ville de San Francisco.

La panne se produisant en début de matinée, des milliers de personnes restent bloquées dans les trains de banlieue et dans les ascenseurs. Bourse et aéroport sont fermés. Le porte-parole de la société Pacific Gas. & Electric accuse une équipe de maintenance d'avoir mis une ligne à haute tension à la masse, par erreur

Outre qu'une telle erreur laisse songeur, elle n'explique pas les huit heures de black-out qu'elle a provoquées. Et c'est là qu'on apprend l'incroyable: San Francisco ne dispose que d'une seule amenée de courant. Si elle vient à griller, il n'y a aucun système redondant. On parlait bien, depuis des années, de construire une seconde ligne. Mais la décision fut sans cesse repoussée parce qu'un tel ouvrage porterait atteinte à la rentabilité de l'entreprise.

Restons en Californie, dont la situation illustre bien les effets opposés de la déréglementation. C'est ainsi que l'Utility Reforme Network (TURN), une association de consommateurs de San Francisco, estime que les abonnés domestiques sont les dindons de la farce de l'ouverture du marché. Après une année du nouveau régime, la facture des particuliers n'avait diminué que de 2%, contre une réduction annoncée d'au moins 10%.

Et seulement 1% d'entre eux ont pu changer de fournisseurs à cause de la mauvaise volonté manifeste des entreprises de distribution. Conclusion de Nettie Hoge, directrice de TURN, qui s'exprimait lors du premier anniversaire de, la libéralisation: "La loi adoptée en Californie ne permet pas à la concurrence de s'y développer de manière significative. C'est un joyeux anniversaire pour les électriciens, mais les consommateurs, eux, n'ont strictement rien à fêter".

Un cas particulier? Nullement si l'on en croit le réputé cabinet de conseil californien Kreiss Johnson Technology (KJT). Ses analystes constatent que les entreprises électriques, sous la pression de l'ouverture, se mettent à rogner sur les dépenses de maintenance, à réduire le personnel technique et à espacer les opérations de contrôle. Cette tendance, souligne KJT, pourrait se révéler catastrophique dans un pays dont l'économie repose de plus en plus sur l'informatique: "Rares sont ceux qui connaissent les dégâts qu'un courant de mauvaise qualité peut occasionner aux équipements informatisés. Et des milliards de dollars sont dépensés à perte chaque année en raison d'une maintenance défectueuse dans les entreprises électriques".

L'an dernier, une carte postale toute noire circulait dans Rio de Janeiro. Les élus locaux en ont reçu des centaines de la part de leurs administrés. Les cariocas manifestaient ainsi leur ras-le-bol à l'égard de Light, la compagnie d'électricité régionale, qu'ils ont d'ailleurs rebaptisée la "Noire". Cette entreprise avait été privatisée au début de 1998 et vendue à un consortium formé de Houston Industries et Electricité de France.

Les nouveaux propriétaires, qui s'étaient engagés à améliorer la qualité du service, ont commencé par licencier 40% du personnel. Problème: Light ne disposait d'aucun plan complet de son réseau. Les agents de la compagnie étaient donc obligés de faire appel à leur mémoire pour repérer les équipements défectueux. Or les employés congédiés sont partis avec leurs secrets. Et les quartiers de Rio se sont retrouvés, les uns après les autres, plongés dans le noir.

Qu'à cela ne tienne. Dans la foulée de cette privatisation, le gouvernement brésilien mettait aux enchères la compagnie d'électricité de Sao Paulo. En dépit de la fureur et des recours intentés par les associations de consommateurs, l'entreprise était adjugée au même consortium franco-texan, seul candidat en lice, au prix plancher fixé par les pouvoirs publics. Première mesure annoncée par le nouveau propriétaire: le licenciement immédiat de 1000 agents. Et c'est maintenant au tour des habitants de Sao Paulo de subir des coupures de courant.

Ces trois exemples - on pourrait en citer bien d'autres? illustrent les "petits désagréments" de la politique de libéralisation prônée par la Banque Mondiale, dont l'administrateur, Joseph Stiglitz, se plaisait récemment à rappeler qu'elle devait "créer un environnement propice au marché". La philosophie des privatisations brésiliennes est expliquée dans un document de la firme Coopers & Lybrand, qui présente les infrastructures mises aux enchères comme autant de monopoles légaux, quasiment libres de contrôle ou de concurrence et garantissant des superprofits à leurs futurs propriétaires.

Sûrs de leur fait, les milieux d'affaires ne s'embarrassent pas de circonlocutions. Il n'est plus question de créer de véritables conditions de concurrence favorisant le libre choix des consommateurs, mais bien de préparer le terrain aux groupes financiers les plus performants et les plus puissants. Présenté dans le cadre d'un séminaire à Londres, le plan de "rentabilisation des marchés de l'énergie" de la Banque Mondiale relatifs aux services publics d'Amérique latine est à cet égard des plus explicite: il préconise ni plus ni moins une réduction des salaires et des retraites, ainsi qu'une augmentation du temps de travail et de la précarité de l'emploi. Tout est désormais subordonné à la seule exigence du bénéfice maximal.

Et la Suisse? Alors même qu'on y discute de la loi sur l'ouverture du marché, il serait bon que la classe politique ne ferme pas complètement les yeux sur ces signes qui nous viennent de l'étranger. Il est encore temps d'instituer quelques garde-fous pour éviter que notre approvisionnement ne tombe entre les mains de groupes financiers internationaux en quête d'affaires juteuses, et auxquels les entreprises helvétiques, affaiblies par une ouverture précipitée, ne seraient pas en mesure d'offrir la moindre résistance.

L'électricité est-elle un produit comme un autre? Poser la question c'est y répondre.

Eclairage
Les scrupules du gourou
"Si l'économie et la finance sont abandonnées aux forces du marché, celles-ci conduiront au chaos et à la chute du système capitaliste mondial!" Venant de la bouche - ou plutôt de la plume(1) d'un homme dont - l'immense fortune repose sur la spéculation financière et monétaire, cette affirmation vaut son pesant d'or. Dans son livre paru au mois de décembre dernier, le milliardaire américain d'origine hongroise George Soros brosse un portrait apocalyptique d'une société vouée au culte du profit. Il dénonce notamment l'intégrisme du marché", qui ramène toutes les activités humaines à des transactions, avec l'argent pour seul dénominateur commun. "Cet intégrisme est devenu tellement puissant que les forces politiques qui tentent de lui échapper sont taxées de sentimentales et naïves". Et cet ultra-libéral d'en appeler au maintien d'un certain contrôle des marchés financiers par les pouvoirs publics.

Dieu lui-même se méfie du paradis...


(1)La crise du capitalisme mondial, éditions Pion, Paris.

< Retour à la liste des lettres