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Mai 2000

par Edgard Gnansounou*
Les sociétés modernes dépendent
dun approvisionnement énergétique
sûr et suffisant. Un pays qui na pas assuré
ses arrières se met à la merci de pressions,
voire de chantages extérieurs. Quelle politique
énergétique un petit pays dépourvu
de ressources propres doit-il choisir ? Cest toute
la question qui se pose à la Suisse. Dans le
domaine de lélectricité, qui présente
une grande importance stratégique, le tandem
hydraulique-nucléaire nous offre une certaine
autonomie. Leau est disponible et la densité
du combustible nucléaire permet de stocker plusieurs
années de réserve. Mais quen sera-t-il
demain ? Peut-on encore, à lheure de louverture
des marchés, poursuivre une politique qui intègre
la notion dindépendance énergétique
?
Lindépendance
est-elle un objectif de politique énergétique
valable ?
Lénergie étant un facteur essentiel
du développement socio-économique, elle
peut être considérée comme un bien
stratégique, dont la sécurité dapprovisionnement
relève de la souveraineté nationale. En
période dabondance énergétique,
lorsquil nexiste pas de raison objective
de craindre une rupture dapprovisionnement, lexigence
dune indépendance énergétique
est souvent jugée déraisonnable.
Pour satisfaire cet objectif dindépendance
lorsque la demande dénergie continue de
croître, il est nécessaire de disposer
en quantités suffisantes de réserves et
de stocks stratégiques dénergie
ou de valoriser les ressources indigènes, même
si ces dernières ne sont pas compétitives
par rapport aux importations. Le surcoût nécessaire
devrait, pour que lobjectif dindépendance
énergétique soit acceptable, compenser
le risque dune rupture dapprovisionnement.
Dans la période daprès-guerre, lorsque
les esprits étaient marqués par les contraintes
liées au rationnement de lénergie,
ou après le choc pétrolier de 1973, quand
lembargo avait plongé léconomie
mondiale dans une crise durable, lindépendance
énergétique était alors considérée
par de nombreux décideurs comme la condition
nécessaire dune croissance continue de
léconomie.
Le contre-choc pétrolier
Entre-temps, cette perception a changé. Le contre-choc
pétrolier du milieu des années 1980, la
chute du Mur de Berlin et la baisse des tensions politiques
internationales qui en est résulté, lexploitation
des ressources pétrolières de la mer du
Nord et la diminution de la part de marché de
des pays de lOPEP dans la production mondiale
de pétrole, les changements structurels des économies
des pays industrialisés, le vent du libéralisme
économique qui souffle sur tous les continents
et la globalisation qui sinstalle : autant de facteurs
qui ont façonné un nouvel état
desprit qui fait désormais peu de place
au souci dautarcie.
Si le taux dindépendance énergétique
était mesuré par le rapport entre la production
indigène et la consommation dénergie
primaire, notamment dans les pays pauvres en ressources
énergétiques comme la Suisse, la réduction
de la dépendance énergétique passerait
essentiellement par celle de la consommation dénergie
primaire. Lutilisation rationnelle de lénergie
serait donc, pour ces pays, le principal moyen daccroître
lindépendance énergétique.
LAgence internationale de lénergie,
qui regroupe les pays de lOCDE, fut créée
en 1974 à la suite du premier choc pétrolier,
non pas pour permettre à ces pays datteindre
leur indépendance énergétique mais
pour renforcer la sécurité dapprovisionnement
commune : "Un point de départ fondamental,
dans la formulation des politiques énergétiques,
est linstauration de marchés libres et
ouverts, mais il est indispensable que les gouvernements
accordent une attention particulière à
la sécurité énergétique
et à la sauvegarde de lenvironnement. Les
pays de lAIE reconnaissent limportance de
linterdépendance mondiale grandissante
dans le domaine de lénergie. En conséquence,
ils souhaitent uvrer en faveur du fonctionnement
efficace des marchés internationaux de lénergie
et encourager le dialogue avec toutes les parties prenantes." (1)
En fait, lindépendance énergétique
doit être moins considérée comme
un objectif de politique générale que
comme une possibilité daméliorer
la sécurité dapprovisionnement.
Les exigences du marché
En Suisse, les objectifs de politique énergétique,
tels quils avaient été définis
en 1978 par la Commission fédérale de
la conception globale de lénergie (2), reposaient
sur un approvisionnement sûr et suffisant, optimal
du point de vue de léconomie nationale
et respectueux de lenvironnement. Certains mettent
aujourdhui ce concept en cause : la question de
lindépendance a-t-elle encore un sens à
lheure de louverture des marchés
? Autrement dit, si lapprovisionnement peut être
assuré par des importations à des conditions
favorables existe-t-il alors des raisons de sauvegarder
ou de promouvoir une production dénergie
indigène ?
Il ne sagit plus ici dassurer lindépendance
énergétique mais de ménager la
possibilité, pour les décideurs, dinfluencer
la structure de loffre. Cest donc une question
politique qui peut avoir différentes réponses
en fonction des orientations choisies :
maintenir une production dénergie
nationale et faire en sorte quelle réponde
au mieux à lintérêt de la
collectivité;
désengager les pouvoirs publics du marché
de lénergie et leur faire jouer exclusivement
un rôle de régulateur afin dassurer
une meilleure compétitivité des entreprises
; les gains de productivité résultant
de cette orientation sont supposés bénéficier
en retour à la collectivité.
La seconde orientation a le vent en poupe en cette période
de dérégulation. Mais différentes
raisons peuvent conduire les pouvoirs publics à
choisir la première solution. A commencer par
le souci dassurer la sécurité d'approvisionnement
en période de crise ou de protéger une
filière énergétique dans laquelle
ils ont beaucoup investi et qui contribue à la
prospérité de la collectivité.
C'est le cas de lindustrie nucléaire française,
que le gouvernement sest efforcé de protéger
(toutes tendances politiques confondues) au cours des
négociations en vue de l'ouverture du marché
de l'électricité à la concurrence
au sein de l'Union Européenne.
Marge de manoeuvre
Il sagirait aussi de permettre aux pouvoirs publics
de se ménager une marge de manuvre sur
les orientations énergétiques pour satisfaire
aux engagements internationaux sur le changement climatique.
Tant il est vraisemblable quune liberté
de choix totale pour la production d'électricité
entraînerait un accroissement des émissions
de gaz carbonique.
Les pouvoirs publics pourraient aussi choisir de défendre
le principe d'une redistribution des revenus énergétiques
plus favorable à la collectivité. Dans
des situations où, comme en Suisse, les collectivités
publiques détiennent la majorité du capital
des entreprises d'électricité, leur désengagement
au profit d'un actionnariat privé se traduirait
par des pertes de recettes qui ne seraient pas suffisamment
compensées par un accroissement équivalent
des ressources fiscales dentreprises énergétiques
plus performantes.
Ces considérations vont bien au-delà de
la seule recherche d'une indépendance ou d'une
auto-suffisance énergétiques. Elles posent
des questions importantes sur le rôle de l'Etat
et sur les orientations stratégiques à
long terme que se donne une collectivité à
un moment donné de son histoire.
Comment définir la sécurité
des approvisionnements énergétiques ?
LUnion Européenne donne la définition
suivante : "La sécurité dapprovisionnement
peut être considérée comme la possibilité
dassurer la satisfaction continue des besoins
essentiels en énergie dune part, au moyen
de ressources intérieures suffisantes et exploitées
dans des conditions économiquement acceptables
ou gardées comme réserves stratégiques
et, dautre part, en ayant recours à des
sources extérieures accessibles, diversifiées
et stables".
Ce concept comprend la sécurité physique,
la sécurité économique et la continuité
des fournitures, ainsi que la qualité du service
aux utilisateurs, notions en réalité enchevêtrées.
Une distinction doit être faite entre deux aspects :
la sécurité à court terme, qui
couvre la capacité à éviter les
interruptions de fourniture pour les utilisateurs lors
dun arrêt de lapprovisionnement causé
par des circonstances exceptionnelles. Il sagit
là essentiellement du pétrole et du gaz.
Lautre aspect concerne la sécurité
à long terme, qui est définie comme la
capacité pour lindustrie de garantir, selon
des termes économiques, une fourniture dénergie
sûre, fiable et suffisante (3).
Dans le cas des sources dénergie fossile
(charbon, pétrole, gaz), lexamen de la
sécurité dapprovisionnement à
moyen et à long termes commence par une analyse
de la situation mondiale de loffre et de la demande,
ainsi que des perspectives de développement ultérieures,
puis elle évalue les risques de tension sur loffre
au cours de la période danalyse. Lévolution
des investissements dans la prospection, le raffinage
de pétrole, et dans les moyens de transport est
un facteur essentiel de lappréciation globale
de la sécurité dapprovisionnement
au niveau mondial. Au niveau national, lanalyse
doit porter aussi bien sur la diversification des sources
dapprovisionnement pour un agent énergétique
donné que sur la souplesse des contrats dapprovisionnement
et sur la diversité des formes dénergie
participant à lapprovisionnement du pays.
Trois mois de sécurité
La sécurité dapprovisionnement à
court terme liée à des événements
exceptionnels a fait lobjet de nombreuses analyses.
Dans le cas particulier du pétrole, les mesures
prises concernent essentiellement les stocks de sécurité.
Dans les pays membres de lAIE, ces stocks sont
dimensionnés pour assurer au moins 90 jours dapprovisionnement.
Dans le cas de lénergie électrique,
la sécurité dapprovisionnement à
long terme signifie que les investissements nécessaires
pour ladéquation entre loffre et
la demande devront être suffisants pour éviter
que la probabilité de déficit ne dépasse
une valeur donnée. La sécurité
à court terme concerne davantage lexploitation
des réseaux et la gestion des réserves
primaires, secondaires et tertiaires pour assurer la
continuité et la qualité de service.
Un hiver sur vingt
En Suisse, la sécurité dapprovisionnement
en électricité fait lobjet de plusieurs
lois et arrêtés fédéraux.
Ainsi, la loi du 8 octobre 1982 sur lapprovisionnement
économique du pays (LAEP; RS 531) porte sur les
cas de pénurie grave nécessitant la prise
en charge de lapprovisionnement par la défense
économique nationale.
Larrêté fédéral du
6 octobre 1978 a introduit le principe de la preuve
du besoin pour les nouvelles centrales nucléaires.
Cette clause est à lorigine des raffinements
apportés à lévaluation quantitative
de la sécurité dapprovisionnement
à long terme dans le "Rapport des Dix"
publié par lAssociation des entreprises
suisses délectricité (AES, anciennement
UCS).
Selon ce rapport, pour apprécier la situation
en matière dapprovisionnement, on définit
une valeur en pour cent qui indique avec quelle probabilité
on peut couvrir les besoins réels en électricité
durant le semestre dhiver, compte tenu des variations
imprévisibles de la production. Par exemple,
une sécurité dapprovisionnement
de 95% implique la possibilité dun insuffisance
dapprovisionnement un hiver sur vingt, les dix-neuf
autres étant assurés dune couverture
suffisante. La sécurité de lapprovisionnement
dune région et le déficit en électricité
qui lui est associé ne peuvent être calculés
quau moyen dun modèle théorique
probabilistique, qui doit être capable de combiner
toutes les variations statistiques de la production
des différents types de centrales. Les "Dix"
ont créé un modèle qui permet de
définir ces deux grandeurs (4).
Sécurité "physique"
Même si le choix de 95% comme niveau dexigence
de la sécurité dapprovisionnement
a été un moment contesté, notamment
au sein de la Commission fédérale de lénergie,
un consensus sest fait avec le temps autour de
cette valeur, sans que ceci lui ait conféré
un caractère officiel.
Dans les derniers travaux publiés par lAES
(5), le critère de 95% a été abandonné
au profit dune analyse de sensibilité du
niveau dexigence de sécurité situé
entre 50% et 99%. Dautre part, dans ce dernier
rapport qui tient compte de la dépendance de
plus en plus grande de lapprovisionnement en électricité
du pays en hiver par rapport à ses voisins (France
en particulier), il est désormais admis que la
Suisse peut recourir au réseau interconnecté
pour assurer sa sécurité dapprovisionnement.
Celle-ci est donc ramenée à sa dimension
physique, cest-à-dire à lassurance
dune capacité suffisante du réseau
haute tension pour permettre au pays dimporter
pendant les périodes critiques.
Lopinion la plus répandue est quavec
la libéralisation du marché, les considérations
sur la sécurité dapprovisionnement
à long terme devraient disparaître au profit
des transactions commerciales, les gestionnaires des
réseaux haute tension devant assurer les conditions
techniques nécessaires au bon fonctionnement
de ces transactions.
La directive de lUnion européenne sur louverture
du marché nen laisse pas moins aux Etats
membres le droit de prendre des mesures pour assurer
leur sécurité dapprovisionnement.
Ils peuvent imposer aux entreprises électriques
des obligations de service public, dans lintérêt
économique général, qui portent
sur la sécurité, la régularité,
la qualité et les prix de la fourniture, ainsi
que la protection de lenvironnement.
Malgré les perspectives de libéralisation
du marché de lélectricité,
le problème de la sécurité dapprovisionnement
reste donc entier. Avec une consommation relativement
faible par rapport aux capacités européennes,
et moyennant des capacités de transport suffisantes,
on peut admettre que la Suisse trouvera toujours de
lélectricité sur le marché
international. Mais à quel prix ? Sen remettre
aux importations à plus long terme pour un produit
aussi sensible et stratégique que lélectricité
soulève un problème politique fondamental
auquel il faudra tôt ou tard apporter des réponses
claires.
Références
bibliographiques
1. AIE : objectifs communs aux pays de lAIE, 1994.
2. Commission fédérale de la conception
globale de lénergie, Berne, novembre 1978
3. Pour une politique énergétique de lUnion
européenne, Livre vert de la Commission européenne,
janvier 1995
4. Perspectives dapprovisionnement de la Suisse
en électricité jusquen 2005, 7e
"Rapport des Dix", UCS, septembre 1987
5. Prévision 95 de lapprovisionnement de
la Suisse en électricité jusquen
2030, UCS, 1995
* Dr ès sciences, chargé
de cours à lEcole polytechnique fédérale
de Lausanne (EPFL), 1005 Lausanne - tél. 0041/21/693
24 83 ; fax : 693 28 63 ; e-mail : edgard.gnansounou@epfl.ch
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